Julieta Gaztañaga et Adrián Koberwein
Résumé étendu
Dans cet article, nous réfléchissons aux portées et aux limites de la comparaison en anthropologie sociale et culturelle. L’objectif consiste à contribuer aux débats sur le statut épistémologique et analytique de la comparaison dans la production de connaissances sur la vie sociale et culturelle. Après être revenus sur le problème de la comparaison en anthropologie, nous nous appuierons sur quelques idées, tirées de l’historiographie, de la sociologie et des sciences politiques, qui sont reprises par la communauté des chercheurs en anthropologie.
Les travaux fondamentaux de comparaison en anthropologie et en ethnographie affichent des variations dans leur conception épistémique de base. Les variantes qui se détachent le plus révèlent la richesse théorique, épistémologique et méthodologique dont recèle cette diversité. Nous notons que ces différents efforts se partagent un rôle central dans l’opposition entre unité et différence, entre l’universel et le particulier, non seulement comme point de départ pour la curiosité intellectuelle, mais également comme espace de pratique, de débat et de construction de cadres de référence analytiques et politiques. Entre la fin du XIXe siècle et la première décennie du XXe siècle, l’anthropologie a produit des comparaisons qui se sont inspirées de celles de l’histoire naturelle. Ces comparaisons ont été réalisées sur un grand ensemble de données historiques et géographiques dans le but de construire des classifications des sociétés en accord avec des schémas évolutifs. Avec l’institutionnalisation de l’ethnographie comme méthode et pratique de connaissances, la démarche de comparaison est restée reléguée à la fonction de réaliser des études holistiques et détaillées. Néanmoins, si l’ethnographie est une pratique impliquant « l’immersion » de celui qui mène des recherches au sein du monde social qu’il prétend étudier, où il est essentiel d’établir des relations pérennes avec les protagonistes de cette réalité, il apparaît rapidement que l’anthropologie n’a jamais perdu son regard comparatif.
La comparaison en anthropologie est constituée de différents types heuristiques, dont la valeur dépend du problème abordé. Pour creuser la question, il est par exemple possible de faire précéder l’analyse d’une description systématique et précise des limites des instruments intellectuels utilisés. Un problème persiste toutefois, c’est que cela ne suffit pas pour produire des efforts conjoints (voire coopératifs), ni au sein de la discipline, ni entre les différentes disciplines. En effet, la façon d’associer des intérêts, des intuitions, des intentions et des visions fragmentaires au sein de la même praxis n’est pas évidente. Nous argumentons ainsi que, depuis nos latitudes latino-américaines, réfléchir à la comparaison signifie non seulement l’aborder en tant que méthode, mais également en tant qu’intention épistémique, éthique et politique d’une anthropologie située. En ce sens, nous proposons une praxis alternative aux méthodes considérées comme objectives qui exigent la détermination précise de la commensurabilité au moment de comparer.
Le problème de l’(in)commensurabilité est l’un des écueils analytiques les plus productifs. C’est ainsi que nous pouvons faire de la difficulté une opportunité, ou une épreuve plus exactement, à travers la construction d’un horizon de comparabilité qui permet son traitement relationnel. Pour ce faire, nous reprenons nos recherches et comparons des processus auparavant analysés de manière indépendante, sans l’intention initiale de les convertir en objets de comparaison.
L’un des cas aborde les processus relatifs à l’intervention d’ONG et de regroupements informels de voisins dans le contexte de la protection de l’environnement. Il s’agit ici d’un phénomène qui se produit dans une zone de la province argentine de Córdoba, connue sous le nom de Sierras Chicas, une zone confrontée à une profonde pénurie d’eau dans le cadre d’une crise hydrique soutenue. L’autre cas abordé se préoccupe quant à lui des actions de politicien·nes professionnel·les et de fonctionnaires de la plus haute hiérarchie provinciale. Il examine plus particulièrement l’articulation de trois juridictions différentes (les provinces de Córdoba, Santa Fe et Entre Ríos) en tant qu’intégration supranationale qui cherche une meilleure autonomie relative face à l’administration nationale, en ce qui concerne la prise de décision et l’élaboration de politiques publiques. Dans le premier cas, l’État était interrogé comme un « obstacle » à la réussite des objectifs des protagonistes tandis que, dans le deuxième cas, l’État était le milieu de leur mise en relation par excellence.
À première vue, la quantité de différences entre les deux cas abordés rendait la comparaison impossible. Cependant, une coïncidence nous a permis d’avancer : dans ces deux mondes sociaux, les personnes prétendaient avoir une influence sur les formes établies d’organisation spatiale. Le principal instrument pour atteindre un tel objectif consistait à penser de nouvelles configurations socioterritoriales, considérées comme « régionales ».
Pour résoudre le problème de la commensurabilité dans tous ses aspects (connexions inexistantes entre les processus étudiés, contrastes relatifs au niveau scalaire dans lequel ils se produisent, ainsi que différences entre type d’acteurs impliqués et formes institutionnelles en jeu), nous obtenons un mouvement double. Ce mouvement comparatif double a consisté à détecter, dans les deux cas, une tension entre le territoire objectif et sa classification possible dans la catégorie de région. Nous avons ensuite converti cette tension en un axe abstrait de nos analyses respectives afin d’identifier des relations homologues d’expression diverse. La notion de « comparaison disjonctive » nous a également permis d’éclairer nos expériences et nous a donné, à son tour, une vaste perspective qui nous permet de reconsidérer l’importance de l’acte comparatif. Selon nous, cette notion ne permet pas uniquement de discuter la nature des différences réelles et apparentes entre les deux cas, mais aussi de réfléchir d’un point de vue ethnographique sur la comparaison, ce qui exige d’expliciter la forme de comparaison visée, dans quelles conditions et pour quels objectifs.
En fin d’étude, nous revenons à l’argument initial pour soutenir que les recherches comparatives nous permettent non seulement d’approfondir notre entendement du monde, dans la mesure où elles servent de contexte et de cadre dynamiques pour produire l’altérité de manière relationnelle et située. Le processus de comparaison nous transforme également en tant que chercheuses et chercheurs, ce qui pose un enjeu, tant personnel que disciplinaire. Cela exige une vigilance épistémologique continue, car nous nous confrontons plus durement au danger de chosifier des relations et processus sociaux vivants. Sortir d’un regard qui se limite à la discussion théorique sur la méthode et, à l’inverse, se focaliser sur l’expérience de la comparaison elle-même nous permet en définitive de renforcer sa valeur créative, notamment la possibilité d’une compréhension de nous-mêmes et des autres. Ce qui est, en fin de compte, le projet anthropologique par excellence.