Paulina Vergara Saavedra
Résumé long
Qu’il s’agisse de l’urgence qu’implique n’importe quel événement catastrophique, du processus de retour à la normale ou de reconstruction qui s’ensuit, c’est à l’État que revient la responsabilité principale d’action. Comme l’indiquent Cabane et Revet (2013), il est important d’analyser et de comprendre comment les catastrophes socio-naturelles agissent sur la société. Les sciences sociales sont ainsi appelées à analyser et à améliorer les capacités d’adaptation et de résilience des communautés locales affectées.
La recherche part du principe que les catastrophes sont des phénomènes socio-naturels et qu’elles influent sur la réalisation ainsi que sur la définition de la catastrophe et de ses impacts. Dans ce contexte, le Chili est un cas d’étude intéressant. D’une part en raison de sa géographie, le pays est régulièrement exposé à des événements catastrophiques tels que des tremblements de terre et des tsunamis. D’autre part, il s’agit d’un pays où le néolibéralisme s’est établi après la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) et où il est toujours présent à ce jour. Au-delà de l’économie, il modifie aussi bien les logiques et les dynamiques de l’action publique que la société elle-même. Même si le Chili est considéré comme un exemple en termes de politiques publiques ou de politique économique, les inégalités sont profondément marquées en ce qui concerne, entre autres, les revenus, l’égalité des sexes et l’accès au logement. Au niveau territorial, il est également possible de constater des inégalités entre les régions, mais aussi au sein des régions elles-mêmes.
L’analyse des différents événements et réponses institutionnelles montre que c’est avec le tremblement de terre de 1939 que l’État, alors sous le régime dit de l’« État de compromis », a vu sa capacité d’intervention fortement augmenter. Toutefois, pendant le gouvernement du Frente Popular, un programme de réforme a été mis en œuvre (Ibañez, 1983) et la reconstruction faisant suite au tremblement de terre fut mise à profit par les corps technocratiques et politiques pour mettre en œuvre des réformes structurelles au sein du modèle économique chilien, en plaçant l’État comme principal responsable. Cela a généré un tournant important dans le fonctionnement institutionnel au sein duquel la reconstruction fut considérée comme une opportunité pour mener des réformes sur l’économie et les infrastructures. Avec cette évolution, a émergé dans le débat public l’idée de percevoir la science comme base de toute action publique, ces processus devant suivre des paramètres rationnels, écartant les subjectivités pour faire place à une reconstruction étayée par la science. Cette émergence a généré une rupture entre les attentes des communautés sinistrées quant au processus de reconstruction et les logiques technocratiques. Pourtant, comme l’indiquent Silva (2010) et Araya (2016), ce furent ces mêmes corps technocratiques qui, croyant en l’État et à sa capacité transformatrice, impulsèrent les principales avancées en termes de développement.
Nous identifions une dépendance au « chemin emprunté » (Pierson, 2000) à travers la préoccupation de rétablir les infrastructures et d’en développer de nouvelles dans une visée économique et de développement, en considérant que les équipes technocratiques ont un rôle fondamental à ce sujet. L’emphase sera différente en fonction des gouvernements, des équipes technocratiques et de leurs priorités respectives. Certaines équipes viseront le développement urbain et économique, comme ce fut le cas des technocrates du Frente Popular (lors du tremblement de terre de 1939). D’autres prioriseront le développement de réglementations pour prévenir de futurs risques, à l’instar des équipes d’Eduardo Frei Montalva (lors du tremblement de terre de 1964). D’autres encore, comme les équipes d’Alessandri (tremblement de terre, raz-de-marée et éruptions de 1960) se verront plutôt contraints par le contexte critique de sortir de leurs cadres traditionnels de gérance pour développer des politiques sociales. Dans tous les cas, l’aide internationale fut nécessaire, même si ces catastrophes eurent différentes ampleurs. Cela montre que les processus de reconstruction représentent également une « fenêtre » permettant aux agendas politiques internationaux d’entrer dans l’arène politique nationale.
Hormis pendant le gouvernement de Salvador Allende sous l’égide du parti Unidad Popular (1970-1973), aucun des processus de reconstruction faisant suite à une catastrophe n’a été utilisé par les gouvernements pour faire progresser le droit au logement, et les communautés sinistrées ont été uniquement perçues comme des objets passifs de la politique de reconstruction. Avec la fin violente de l’« État de compromis » et le début de la dictature (1973-1990), lorsqu’a eu lieu le tremblement de terre de 1985, la fenêtre d’opportunité a été mise à profit pour approfondir les logiques néolibérales. Sous les gouvernements de la Concertation (1990-2010), après la dictature, aucun événement majeur ne s’est produit, seuls des événements localisés ont été recensés. La gestion du risque de catastrophe, tout comme les processus de reconstruction, a ainsi continué à suivre les logiques déjà mises en œuvre par ce « chemin emprunté ». Avec le tremblement de terre du 27-F[1], il est devenu évident que la capacité institutionnelle appliquée au domaine des catastrophes était d’ores et déjà obsolète, et qu’elle n’était pas en mesure de faire face à une catastrophe multiniveaux.
Dans ce contexte, le premier gouvernement de Sebastián Piñera (2010-2014) a lancé un Plan national de reconstruction fondé sur un modèle d’alliances public-privé. Pour la première fois, les grands conglomérats privés ont cofinancé le processus, tout en définissant certains aspects du processus de reconstruction. La contestation citoyenne s’est cependant exprimée très tôt : le mouvement Movimiento Nacional por la Reconstrucción Justa (MNRJ) et le mouvement RedConstruyamos se sont ainsi constitués tant dans la région métropolitaine[2] que dans la région du Biobío.
L’article étudie alors, d’un point de vue ethnographique et socio-historique, la réponse de l’action publique face à la catastrophe, selon la perspective de ceux qui ont subi ses revers, les communautés sinistrées. Le travail ethnographique concerne principalement les activités du MNRJ entre 2010 et 2014. Les résultats mettent en évidence un centralisme et des réponses institutionnelles déséquilibrées. Nous démontrons que, suite à l’approche technocratique des catastrophes (extrêmement technique et centralisée), si des progrès ont été réalisés et que l’État s’est doté d’une certaine capacité, cela s’est fait dans une perspective d’intervenir dans un contexte d’urgence. Comme il existe historiquement une dissociation entre les aspirations des localités affectées, la technocratie au pouvoir et le recoupement des intérêts privés, les communautés sinistrées n’ont comme unique possibilité que de s’organiser de manière collective et de se confronter ainsi aux acteurs qui détiennent le pouvoir et décident de leurs vies. Autrement dit, nous en concluons qu’une diversité d’acteurs détient le pouvoir de définir et de façonner les politiques et actions de réponse aux catastrophes, au moins d’exercer une influence sur leurs aspects stratégiques.