ENTRETIEN AVEC DANILO MARTUCCELLI[1]

Dialogues nord-sud: L'Amerique Latine comme horizon heuristique et politique[2]

Eduardo Canteros[3]

Irene Pochetti[4]

(Intervieweurs)

1. Présentation

Ce numéro thématique réfléchit à la démarche de comparaison en sciences sociales, en particulier sur les questions d’éducation, d’intervention sociale et de politiques sociales. Comparer, c’est, dans notre manière de l’entendre, un geste, dans la mesure où cela implique un mouvement physique et mental redéfinissant des contours. La comparaison a toujours été constitutive des sciences sociales, mais elle n’est pas toujours pensée et réfléchie en tant que telle, dans ses limites, ses possibilités et sa portée. Certaines trajectoires intellectuelles, scientifiques et politiques nous donnent la possibilité de penser et d'interroger la comparaison en tant que geste, cette dernière ayant ainsi été construite de manière implicite ou explicite dans les travaux et activités professionnelles qui s’y rapportent.

Sociologue ayant évolué entre l’Europe et l’Amérique latine, Danilo Martuccelli a travaillé sur ces deux continents et en a fait l’objet de ses recherches, notamment en ce qui concerne le lien social et les processus d’individuation, en mettant l’accent sur les notions d’« épreuves », d’« imaginaires » et de « supports ». Parmi ses publications figurent : Forgé par l’épreuve (2006), ¿Existen individuos en el Sur?, La societé singulariste (2010), Desafíos comunes (avec K.Araujo, 2012), Les sociétés et l’impossible (2014), Lima y sus Arenas (2015) et Introducción heterodoxas a las ciencias sociales (2020).

2. Entretien

Irene Pochetti : Danilo, votre parcours vous a permis de vous former dans plusieurs pays, entre deux continents… De quelle manière ces déplacements ont-ils alimenté votre réflexion et vos pratiques de recherche ?

Danilo Martuccelli : Je vais tenter de répondre à votre question avec une visée plus collective que biographique. Disposer d’une formation initiale, comme ce fut mon propre cas, en sciences humaines et en philosophie, puis passer un doctorat au sein d’une université européenne, c’est quelque chose de relativement fréquent parmi les élites, ou qui l’était tout au moins il y a cinquante ans. La nouveauté, pour la génération dont je fais partie, c’est que pour la première fois des personnes qui arrivaient dans des universités européennes après s’être formées dans un pays sud-américain ont pu commencer à travailler sur des thèmes propres aux sociétés européennes ou aux États-Unis. Autrement dit, des personnes originaires du Sud, qui ont étudié dans des universités du Nord, trouvent ensuite un emploi dans le Nord et commencent à travailler sur des thèmes sociologiques de sociétés du Nord (dans mon cas il s’agit principalement de la France, mais aussi de quelques autres pays européens). La trajectoire biographique a un impact sur le travail intellectuel : dans mon cas, je suis parti avec un regard « latino-américain », et je me suis inséré dans un monde professionnel différent, avec ses propres règles, ses horizons et ses questions. Bien sûr, le monde dans lequel on s’insère a la primauté, mais cela n’élimine jamais une sensibilité quelque peu différente (le regard de l’« ethnographe »). Jusqu’à ce moment-là, dans les années 90, l’expérience voulait qu’on étudie dans des universités du Nord, dans un sens très large du terme, pour retourner ensuite dans son pays d’origine. Ce changement de trajectoires professionnelles a conduit à la consolidation d’un point de vue propre à une génération de chercheurs en sciences sociales, dont je fais partie. Dans mon cas, il s’agissait du premier mouvement de décentrement. Le second, je l’ai fait plus tard, dans la direction opposée, en effectuant des travaux de terrain ou des études de sociologie historique sur les pays d’Amérique du Sud. Dans les deux cas, le regard est peut-être un peu différent, mais l’essentiel se situe à un autre niveau. En tant que génération, si je le formule depuis l’Amérique latine, nous avons commencé à avoir une vision moins naïve que celle qui a longtemps prévalu dans la pensée latino-américaine. Cette idée tenace que « là-bas », dans les sociétés occidentales avancées, il y avait une modernité solide avec des processus unilatéraux de sécularisation ou de rationalisation. Bien que cela n’ait pas entièrement disparu, la connaissance de première main a permis de corriger ces opinions très iréniques. Si je reviens à ma propre trajectoire, disons que, même involontairement, celle-ci a nourri un regard plus hybride, à la fois pour les travaux portant sur l’Europe et pour ceux ayant trait à l’Amérique latine.

Irene Pochetti : Je pense à la traduction de ce regard hybride dans vos travaux, en particulier dans votre livre ¿Existen individuos en el Sur? où vous êtes en rupture avec cette idée hégémonique de la modernité pensée depuis l’Occident et où vous exposez quatre facteurs d’individuation spécifiques à l’Amérique latine. Pouvez-vous nous expliquer quels points de comparaison ont pu se révéler cruciaux pour faire apparaître ces spécificités ?

Danilo Martuccelli : Je pense qu’il s’agit de l’un des points où l’intérêt de la comparaison est le plus évident, c’est-à-dire la comparaison des processus par lesquels une société fabrique des individus. Il existe un récit occidental classique, hégémonique et moderne qui suppose que les individus sont le produit d’un ensemble particulier d’interpellations institutionnelles, ce que le langage classique de la sociologie nomme « l’individualisme institutionnel ». Les individus, selon cette vision, seraient le résultat d’une manière de faire société dans laquelle les supports et les prescriptions institutionnels sont essentiels. Ce concept a commencé à être forgé à partir du XIXe siècle, il s’est affirmé pendant la première moitié du XXe siècle et a connu un regain décisif dans la seconde moitié du XXe siècle. En d’autres termes, les individus, ce qui est évident en Europe, sont indissociables d’un ensemble de supports et de politiques publiques. Même la représentation du self-made man ne renvoie pas à un acteur solitaire : son comportement est conforme à une conscience morale fortement intériorisée. Lorsque vous menez des entretiens approfondis avec des individus - comme je l’ai fait plusieurs fois au cours de ma vie sur les processus d’individuation en France – les personnes interviewées, hommes/femmes, sont indissociables d’un type d’individualisme institutionnel : ce sont eux/elles et leurs institutions. D’une manière très ordinaire, les institutions apparaissent comme des évidences dans les discours (l’école publique, les services d’aide, le travail social en cas d’accidents graves de parcours, les droits sociaux, etc.). La vie privée est constamment imbriquée dans un ensemble de dispositifs institutionnels ; les institutions et les politiques publiques sont omniprésentes.

Quand on s’intéresse aux mêmes questions en Amérique latine, les récits sont très différents et l’absence des institutions est flagrante. Une des premières à le souligner a été Larissa Adler de Lomnitz qui, au Mexique dans les années 70, a démontré la capacité des personnes marginalisées à survivre grâce à leurs propres efforts. Bien que son étude se soit concentrée sur une typologie spécifique d’acteurs, elle a montré très clairement comment les individus se débrouillent de manière très solitaire, accompagnés de quelques membres de la famille ou de proches, en étant confrontés à un abandon institutionnel. Pour faire face aux aléas de la vie, ils doivent développer ce que Fernando Robles appelle au Chili des « systèmes fonctionnels alternatifs » : chaque individu doit ainsi créer ses propres réseaux et soutiens, essentiellement par le biais de leur famille, puis des communautés ou des voisins de leur quartier. Mais j’insiste, le principal soutien est celui des familles, et le sentiment dominant, que ça soit vrai ou non, est que les institutions ne leur fournissent que peu de soutien, qu’elles ne leur apportent que peu de choses, qu’elles sont très éloignées d’eux et que, souvent, elles leur compliquent l’existence.

Par conséquent, le travail comparatif révèle un paradoxe à propos des représentations idéologiques. Dans le fond, on a bien plus des individus – au sens fort du terme : des « acteurs »- dans les pays du Sud que dans les pays du Nord. Dans le Nord, les individus sont activement soutenus par les institutions, tandis que dans les pays du Sud, les individus sont des « hyper-acteurs » : ils doivent se débrouiller par eux-mêmes et régler à leur propre niveau un ensemble de problèmes qui sont gérés par les institutions dans les pays du Nord. Pour le dire de la manière la plus simple possible : les Latino-Américains, dont la situation à cet égard est similaire à celle d’autres pays en Afrique ou en Asie, ont tendance à penser que les « gringos »[5] sont idiots, c’est-à-dire qu’ils manquent de ruse, de jugeote et d’ingéniosité. Derrière cette observation banale on trouve deux modes d’individuation. Le « gringo » n’a pas besoin de faire preuve d’un grand sens de la débrouillardise, car il est soutenu par un cadre institutionnel qui résout beaucoup de questions pour lui. En revanche, en Amérique latine, le sentiment de non-protection institutionnelle est largement répandu parmi les individus. Pour cette raison, on ne peut pas se permettre d’être idiot, on doit être particulièrement débrouillard. Et ces formes de débrouillardise individuelle s’opposent, comme on le dénonce si souvent, aux intérêts collectifs. Derrière une proposition qui paraît être très stéréotypée (les idiots et les rusés) on peut percevoir deux modes d’individuation très différents. D’une part, des individus largement aidés et soutenus par les institutions et, d’autre part, un processus d’individuation dans lequel les acteurs doivent apprendre à se débrouiller par eux-mêmes, parfois seuls, avec le sentiment de ne pas être soutenus ni accompagnés par les institutions.

Je vais prendre un autre exemple. Face à la crise de la pandémie de COVID-19, malgré l’important niveau d’endettement de plusieurs pays européens, les États n’ont pas hésité à consentir à un soutien institutionnel important pour leur population. En moins d’un an et demi, la dette publique française a augmenté de près de 20 points de PIB. En Amérique latine cependant, avec des disparités importantes entre les pays, les aides, soit n’arrivaient pas, soit ont été octroyées très tardivement ou trop faiblement. Dans le cas du Chili, pendant la première année de la pandémie, il n’existait quasiment aucune aide publique. Les individus ont dû recourir à leurs maigres économies de retraite ou à des indemnités de chômage, et c’est uniquement à partir du mois de mars 2021 que des aides institutionnelles importantes et quasi universelles ont été apportées. Voilà un autre exemple concret qui démontre, en temps de crise, ce que c’est que de vivre dans une société où il existe des soutiens institutionnels et dans une société où il n’y en a pas. Les schémas sont très différents : si, dans les pays du Nord, l’individu est un individu associé à ses institutions, en Amérique latine, il est un individu associé à sa famille.

Eduardo Canteros : Concernant la famille, comment l’analysez-vous en termes d’institution ?

Danilo Martuccelli : La famille est une institution. Lorsque je parlais de l’« institution », pour comparer les pays du Nord et du Sud et les deux modes d’individuation qui y sont associées, je faisais référence à un programme institutionnel, a un ensemble de supports et de mandats d’individualisation explicites. Du point de vue des programmes institutionnels, au sens fort du terme, ce qui est important, ce sont les supports, les appuis, les mandats, les disciplines, l’ensemble des dispositifs qui contraignent effectivement les individus à devenir des individus. En Amérique latine, les programmes institutionnels ont été faibles, c’est-à-dire que le processus d’individuation se produit à partir d’autres coordonnées. À cet égard, il existe un certain malentendu sur le néo-libéralisme. Au fond, au-delà d’un certain discours très général, le néo-libéralisme n’a eu dans la région que peu de capacité de gouvernementalité, pour soumettre les acteurs à une discipline ou pour leur inculquer une idéologie. Dans de nombreux domaines, l’État latino-américain dispose de très peu de pouvoir par les infrastructures, c’est-à-dire qu’il a une faible capacité de pénétration effective du tissu social. Lorsque l’on compare, par exemple, les dépenses sociales et les dépenses publiques en termes de PIB entre l’Europe et l’Amérique latine, il existe des différences considérables. Dans un pays comme le Chili qui était comparativement plus fort que d’autres pays de la région, l’État ne comptait que quelques dizaines de milliers de fonctionnaires à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, toujours au Chili, il y a quelque 400 000 fonctionnaires et 1 million d’employés publics. Ce que je veux dire ici, c’est que, contrairement à l’image que l’on peut parfois en avoir, les États de la région ont eu et ont encore des pouvoirs infrastructurels limités : peu d’administration et peu de capacité de pénétration du tissu social. En découlent les inquilinajes[6], les huasipungos[7], les enganches[8], les enclaves de production[9] : des espaces ou des territoires non contrôlés par l’État. Dans ce contexte, le sens même de la famille en tant qu’institution change : elle ne s’inscrit pas dans un large ensemble de programmes institutionnels, elle est l’Institution à partir de laquelle les individus cherchent à compenser les insuffisances ou les absences de soutiens.

Eduardo Canteros : Dans la continuité de la ligne que nous allons suivre dans cet échange concernant le comparatisme, dans le texte qu’a mentionné Irene et d’après ce que vous nous dites aujourd’hui, des comparaisons apparaissent entre ce que nous pourrions appeler de grandes régions, le « Nord » et le « Sud » pour reprendre vos termes. Même s’il est toujours gênant de faire de telles généralités, comment émerge le comparatisme ? L’Amérique latine comprend des régions fort diverses, à quel moment pouvons-nous nous permettre de parler d’un tout ? Comment décomposer ? La même chose se produit avec l’Europe, avec une distinction typique entre Europe continentale, Europe insulaire, dans le cas de l’Angleterre ou du Royaume-Uni, ou encore de l’Amérique du Nord. Comment donc est-il possible d’aborder ces trames générales ? Et à quel moment se doit-on de les décomposer et de faire émerger le comparatisme au sein de cette trame baptisée Amérique latine, par exemple, pour l’appliquer à l’Amérique du Sud ?

Danilo Martuccelli : Je vais essayer de répondre à partir de ce que j’ai vécu. L’Europe n’est pas un horizon heuristique dans les sciences sociales. Certes, il y a une communauté d’histoires, il y a une construction politique depuis des décennies, mais l’horizon de perception des sciences sociales est profondément national. Pour cette même raison, les comparaisons sont relativement rares, et se basent généralement sur des indicateurs produits par des organisations internationales. Au fond, l’espace intellectuel de l’Europe, en tant qu’horizon heuristique, est presque inexistant. Il existe une sociologie française, allemande, italienne, britannique, d’Europe de l’Est, espagnole, etc. Bien sûr, il y a de brillantes exceptions, mais, dans la majorité des cas, la tradition comparative est faible. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’habitude intellectuelle de comparer « spontanément » des situations nationales : par exemple de mobiliser le cadre européen pour analyser un problème de chômage au sud de l’Italie.

L’Amérique latine s’est construite (et a été construite) à partir d’une autre tradition intellectuelle. Déjà à l’époque coloniale, puis à partir des processus de post-indépendance (au début du XIX siècle), une sphère supranationale s’est construite, une identité collective qui a permis aux intelligentsia latino-américaines de communiquer entre elles. Une identité régionale qui s’est également structurée par le regard extérieur, notamment celui d’intellectuels ou de voyageurs européens ou états-uniens. Il s’agit d’une réalité qui est toujours actuelle et à laquelle contribuent, et de plus en plus, les universitaires asiatiques. Le résultat ? La production des sciences sociales en Amérique-Latine, même si elle s’est fortement nationalisée dans les dernières décennies, conserve et pratique la mémoire de cet horizon heuristique plus large. C’est à dire que de façon « spontanée » la compréhension d’une réalité (d’une région, d’une ville, d’un pays) s’ouvre à cet espace de comparaison (Amérique latine, Amérique du Sud). La spécificité nationale est perçue par comparaison avec d’autres expériences nationales, l’une et l’autre à l’intérieur de l’horizon latino-américain. Il s’agit d’une tradition intellectuelle comme une autre, toutefois elle définit l’éthos d’une certaine pratique des sciences sociales dans une perspective latino-américaine.

J’en viens à la question très intéressante que vous posez : en 2021, devons-nous continuer ou non à poursuivre cette tradition ? En d’autres termes, faut-il garder vivant ce comparatisme latino-américain (qui est parfois tombé dans le pire de l’essayisme) ? Vaut-il la peine de le conserver en tant qu’horizon heuristique ? Lorsque je regarde la production des sciences sociales aujourd’hui en Amérique latine, un grand nombre de chercheurs répondent (au moins de façon implicite) par la négative. La sociologie et les sciences sociales latino-américaines sont aujourd’hui infiniment plus nationales qu’elles ont pu l’être dans les années 1960 et 1970. Du fait d’exils au cours des dernières décennies, il y a eu une forte circulation de chercheurs (surtout des sociologues, des anthropologues et des économistes) qui ont réactivé et reconstruit l’horizon interprétatif de l’Amérique latine. La phase initiale de « latino américanisation » a donc été suivie d’une phase intense de nationalisation des sciences sociales : les débats sont de plus en plus infranationaux dans chaque pays. Cela témoigne d’une évolution, ni bonne ni mauvaise, mais bien d’une évolution.

Dans ce contexte, je suis convaincu qu’il faut continuer à défendre la tradition intellectuelle latino-américaine, avec tous les risques que cela comporte. C’est important, je crois, de maintenir cet horizon vivant, car non seulement il a permis des dialogues très intéressants, mais il a aussi permis d’introduire de nouvelles questions et, surtout, il nous permet de nous confronter à ce qui est important. Le problème de la légitimité du périmètre de la comparaison (que cela soit entre pays ou quartiers) refait toujours surface. Mais l’horizon de l’Amérique latine nous permet d’ouvrir et d’insérer l’étude des cas nationaux dans les processus structurels communs qui, à leur tour, permettent des comparaisons et de renouveler les questions. Les similitudes et les différences peuvent être interprétées à partir de grandes tendances communes. D’une part depuis le registre économique, par l’insertion dans l’économie mondiale en tant qu’exportateurs de matières premières depuis 5 siècles. Aucun pays n’a rompu avec cela. D’autre part par la grande similitude des régimes politiques : l’ordre oligarchique, les régimes nationaux populaires, l’État bureaucratique-autoritaire, le néo-libéralisme, etc. En d’autres termes, malgré l’indéniable spécificité des cas nationaux (et régionaux), les situations « gagnent en intelligence » lorsqu’elles sont étudiées depuis cet horizon heuristique commun. C’est cette tradition qu’il faut préserver.

Pour répondre à ce qui était implicite dans la question, qui me paraît essentiel, je dirais que cet horizon heuristique de l’Amérique latine a été mobilisé dans le passé, pour le pire et pour le meilleur. Pour le pire : un essayisme sans aucun contrôle (ou : garde-fou ?), des textes à propos desquels on pourrait dire, comme on l’entend parfois, que "l'Amérique latine est un terme qui ne veut rien dire", sinon pour désigner un vague héritage culturel commun. Ce signifiant quelque peu vide « Amérique latine » est stimulé par une intelligentsia qui, travaillant dans des pays du Nord, trouve confortable de construire cet artefact global de l’Amérique latine. Mais cela peut également servir pour le meilleur : aussi resserrée que soit la problématique ou aussi localisé que soit le terrain (pays, région, entreprise, etc.), cette tradition rend possible une comparaison heuristique. En vérité, elle stimule l’imagination sociologique. Par conséquent, oui, il existe des risques évidents d’un comparatisme non contrôlé, mais il existe aussi la promesse d’un renouvellement heuristique des questions.

Et j’ajoute un aspect supplémentaire : étant donnée la géopolitique du XXIe siècle, les grands blocs et les identités qui se forgent, la disparition heuristique (y compris sur le plan de l’identité culturelle) de l’Amérique latine serait une véritable perte. Dans les décennies à venir, l’Amérique latine ne sera pas un projet politique (la « Patria Grande »), car l’affirmation avec force de la nation a réglé cette controverse. Mais il serait contre-productif qu’elle disparaisse en tant qu’identité culturelle, et surtout en tant qu’horizon d’intercompréhension. Et malheureusement, c’est pourtant ce qui est en train de se produire aujourd’hui.

Eduardo Canteros : À ce propos, qu’est-il en train de se passer aujourd’hui par rapport à l’Amérique latine en tant que projet, en tant qu’horizon politique ?

Danilo Martuccelli : L’Amérique latine est une invention de Créoles suite à l’indépendance. Ils venaient tous du même Empire espagnol et ont été confrontés à la nécessité de construire des nations distinctes à partir des anciennes délimitations administratives coloniales. Dans ce contexte, l’horizon latino-américain a été stimulé par des intellectuels et des politiciens créoles qui, souvent pour des raisons de persécution politique, ont beaucoup circulé entre les pays pendant la période des chefs de guerre[10], de 1820 à 1850. Il s’agit de Bilbao au Pérou ou d’Alberdi ou de Sarmiento au Chili (sans oublier Andrés Bello) parmi tant d’autres. Ils se croisent, se rencontrent, échangent, discutent et « créent » une petite élite lettrée latino-américaine, un esprit… À l’époque, la région ne s’appelle pas encore Amérique latine, on parlait plutôt de Sud Amérique ou d’Amérique du Sud. Progressivement, cet imaginaire continental a été supplanté par les identités nationales. Le terme d’Amérique latine a pris un nouvel élan lorsque, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, se produit le passage de l’impérialisme britannique à l’impérialisme états-unien. Avec José Martí et José Enrique Rodó, émerge un sentiment latino-américain anti-impérialiste, anti-états-unien. C’est l’autre grand moment de réinvention de l’Amérique latine. Celle-ci a d’ailleurs trouvé dans le modernisme littéraire et la poésie sa plus haute expression.Une fois encore, nous retrouvons la circulation des élites : Ruben Darío au Chili et à Buenos Aires. Ce phénomène dure quelques décennies, puis est progressivement remplacé par une nouvelle période de nationalisation de 1930 à 1960, avec les régimes nationaux-populaires. De manière très schématique, dans les années 1960-1970, se produit une nouvelle vague latino-américaine avec les dictatures militaires et les exils qu’elles ont provoqués, expériences qui se sont articulées aux organismes internationaux et régionaux existant comme la CEPAL[11], ou qui se créent dans cette période comme la FLACSO[12]. Cela génère une nouvelle vague de circulation intellectuelle allant de Fernando Henrique Cardoso au Chili à Néstor García Canclini au Mexique. Un moment dans les sciences sociales qui coïncide, bien que sur d’autres bases, avec le boom du réalisme magique.

Après cette période se produit un nouveau processus de nationalisation intellectuelle. Aujourd’hui, il semble que, peut-être pour la première fois, on peut apprécier un profil de l’Amérique latine qui se distingue des précédents parce qu’il se construit « par le bas », et qu’il est produit par les migrations internes à la région. Même si les migrations internes entre pays d’Amérique du Sud ont toujours existé, elles n’ont jamais joué un rôle important dans l’imaginaire continental. Il est possible que, progressivement et en raison de l’ampleur des flux migratoires (vénézuéliens, colombiens, mais également argentins, paraguayens, boliviens, péruviens selon les périodes), une « autre » Amérique latine se dessine.

J’en viens à la question que vous soulevez. Malgré ces trajectoires, la principale ou l’une des principales sources de l’imaginaire latino-américain se construit aujourd’hui depuis les universités états-uniennes. Près de 50 millions de personnes d’origine latine résident aux États-Unis (un peu plus de l’équivalent de la population d’Argentine ou de Colombie). En réalité, plus de 90 % des Latinos aux États-Unis sont originaire du Mexique, suivi par l’Amérique centrale. Dans ce contexte, une vision globale se construit à partir des latinoamerican studies dans ces universités. Cet autre horizon de l’Amérique latine – en tant qu’imaginaire collectif – a peu d’influence dans les pays de la région. Dans chacun d’entre eux, les débats intellectuels se sont nationalisés et l’horizon politique culturel latino-américain est, d’une certaine manière, tombé en désuétude ou a perdu de sa vigueur.

À l’heure actuelle, l’anti-impérialisme ne parvient pas à donner à l’Amérique latine d’aujourd’hui une unité d’aspiration comme il a pu le faire dans les années 1900. Il est clair que le projet d’une « Patria Grande », quoi qu’en disent ceux qui défendent cette option, n’est pas une alternative politiquement viable dans l’immédiat. Le triomphe des nations (y compris dans les débats sur la plurinationalité) est manifeste. Alors où se trouve l’unité ? Dans la culture, en partie dans l’identité et surtout dans l’expérience. Malgré le fait que les Latino-Américains soient très différents les uns des autres, ils se sentent plus proches entre eux lorsqu’ils se comparent à d’autres régions. Bien qu’il soit difficile de définir l’« identité » latino-américaine, il existe une manière commune d’être et de faire, une histoire commune, y compris des conflits et des coutumes. Ce socle commun, c’est non seulement un passé, mais aussi un horizon pour l’avenir dans un monde où les grands blocs régionaux sont en constante recomposition. En tout cas, j’ai beaucoup aimé l’expression que vous avez utilisée. L’Amérique latine est un horizon politique, culturel et identitaire, dans le meilleur sens du terme.

Irene Pochetti : En lien avec cette idée de transformations depuis la base, nous souhaitions vous demander ce que vous pensez des crises qu’ont traversées la France et le Chili au cours des deux dernières années. En réfléchissant à la conflictualité qui a surgi, en particulier avec les manifestations au Chili et les Gilets jaunes en France. Quelle lecture pourriez-vous nous donner de ces deux moments ? Qu’est-ce qu’ils nous révèlent à propos des hiérarchies et des tensions démocratiques qui ont lieu dans ces deux pays ?

Danilo Martuccelli : Dans la littérature spécialisée, depuis bien avant les années 2018-2019, il existe une tendance à analyser de nombreux mouvements sociaux de ces vingt dernières années comme variantes de la lutte contre la mondialisation. Cela donne une première lecture : face à une mondialisation de teinte néolibérale, différentes formes de résistance apparaissent dans plusieurs parties du monde. C’est une coloration commune à de nombreuses luttes sociales. Par exemple, la crise des subprimes de 2008-2009 et le mouvement Occupy Wall Street, une partie des révolutions arabes, une partie des mobilisations en France (la Nuit debout par exemple) ou les luttes sur les places en Espagne, auxquelles on peut associer les mobilisations en France en 1995 contre la réforme de retraite ou la naissance du mouvement altermondialiste à Seattle en 1999. Donc, selon cette première lecture, nous sommes face à un cycle de protestations propre à un monde globalisé, contre un régime de gouvernance néo-libérale.

La deuxième grande lecture, qui n’est pas antinomique de la précédente, c’est que nous sommes témoins de mouvements émanant essentiellement des classes moyennes. À la base de ces mobilisations se trouvent des groupes sociaux qui étaient intégrés dans chacun de leurs pays, qui ont bénéficié de certains avantages et droits, et qui se sont progressivement rendu compte que leur niveau de vie et que leurs attentes en matière d’horizon de classe se détérioraient. Un sentiment de « chute », voire de crise, s’est généralisé. Cette lecture permet d’associer, par exemple, les Piqueteros en Argentine en 2001 avec d’autres mouvements similaires dans le monde. À partir de cette interprétation, la lecture des Gilets jaunes ou des manifestations chiliennes change dans son accentuation : la dimension d’anti-mondialisation est subordonnée au sentiment de défense et de crise des classes moyennes.

Si je prends le cas des Gilets jaunes en France et des Gilets jaunes qui sont apparus de manière éphémère dans les manifestations chiliennes, il est possible de formuler une hypothèse supplémentaire. Je commencerais par le cas français, puis j’examinerai le cas chilien, apparemment très différent. En France, le salaire médian se situe autour des 1 700 euros, ce qui représente, comparé à l’échelle mondiale, un revenu très important (et ça l’est d’autant plus si on ajoute que la France est l’un des pays où les dépenses publiques, mesurées en pourcentage du PIB, sont les plus élevées au monde, environ 55%). Cependant, ce que les Gilets jaunes ont révélé, c’est que, malgré un salaire médian très élevé et des services publics développés, de nombreuses personnes ne parvenaient pas à terminer le mois. L’augmentation des charges fixes dans le budget des familles, la modération salariale, mais aussi les changements des modes de vie, font que même avec des revenus qui sont « élevés » dans une perspective mondiale, les individus ont le sentiment d’être confrontés à une vie difficile. Il vient se loger ici un aspect fondamental : 1 700 euros par mois, à l’échelle mondiale et même s’il ne s’agit que d’une médiane, correspond à un revenu très important (correspondant très probablement aux 10% les plus riches au monde). L’existence de difficultés, de malaises, de frustrations à l’intérieur de ce groupe d’acteurs sociaux indique, d’une certaine manière et à un certain moment, que l’augmentation des revenus économiques ne résoudra pas le sentiment de crise sociale aiguë qui est ressenti. Et je crois que cela fut le point d’orgue des Gilets jaunes en France. En d’autres termes, malgré les difficultés à le nommer et au-delà de la diversité des orientations politiques, voire des confusions, ce mouvement a interrogé l’horizon d’un imaginaire de vie. Quand on lisait les sites Internet des Gilets jaunes en France, l’important était dans les expériences qui étaient énoncées. Par exemple la hausse du prix des timbres de 0,5 centime, le problème du niveau de retraite de leurs parents qui ne leur permettent pas de joindre les deux bouts, les difficultés à payer les factures de gaz ou d’essence. L’impression a été immédiate : dans une société riche au revenu médian important, au-delà de la question des inégalités, il était question d’une asphyxie quotidienne.

Dans le cas chilien, le revenu médian est plus faible (400 000 pesos, soit environ 450 euros par mois en moyenne), mais les manifestations ont également exprimé ce sentiment d’asphyxie. Comme on pouvait le lire sur certains graffiti : « Il y a tellement de choses que je ne sais par où commencer ». Ce qui était remis en question, c’était l’insécurité urbaine, les salaires très bas - les retraites et le système d’AFP[13], le coût de la scolarité, la santé, évidemment, la fatigue et les rythmes de vie. En d’autres termes, une vie précaire et en même temps un sentiment d’asphyxie. Ce sentiment de vulnérabilité et d’incohérence a touché toutes les catégories sociales, y compris celles qui font partie des déciles les plus aisés. C’est cela qui est devenu visible lors de la marche, très importante d’ailleurs, du 25 octobre 2019, où un ensemble considérable de personnes du secteur Est de la ville, c’est-à-dire le secteur aisé, est descendu, comme on dit à Santiago, sur la Plaza Italia ou Plaza Dignidad[14].

En d’autres termes, deux mobilisations différentes dans deux pays très différents montrent quelque chose de relativement nouveau dans le monde : l’expansion d’un sentiment d’asphyxie vital qui concerne les classes populaires, les classes moyennes et même les classes aisées.

Pour comprendre ce processus, la thèse de la « crise des classes moyennes » est insuffisante. Sans faire abstraction des différences nationales, au niveau de la stratification sociale, on peut formuler l’hypothèse de la progressive constitution d’une classe populaire intermédiaire. Dans la situation française, comme dans celle chilienne, le principal clivage tend à opposer les classes aisées – disons les deux ou trois déciles disposant des ressources les plus importantes - à un ensemble divers et large d’acteurs qui se situent entre les 5 et 6 déciles suivants. Il ne s’agit pas de minimiser les différences de revenus au sein de ce second ensemble d’acteurs, mais ceux-ci partagent des expériences de vie au niveau urbain, scolaire, des transports, de l’insécurité, etc. Ce groupe d’acteurs, ce nouveau bloc, ne fait pas partie de la classe moyenne, il ne partage pas l’imaginaire de consommation aspirationnelle des classes moyennes, ni leur expérience. C’est pour cela qu’il me paraît intéressant de les appeler « classes populaires intermédiaires », c’est-à-dire un ensemble (une « classe ») qui se distingue à la fois des classes moyennes traditionnelles et des anciennes classes populaires. Cette représentation essaie de se faire une place dans le débat sur les classes moyennes, les nouvelles classes moyennes, les classes moyennes émergentes ou vulnérables, les nouvelles classes laborieuses, etc. Je crois que ce qui se construit progressivement dans le monde est un nouveau conflit social entre les classes très aisées et cet ensemble de classes populaires-intermédiaires, un groupe très hétérogène, très individualisé, mais qui porte la possibilité d’un nouvel idéal collectif. Si nous nous concentrons sur le cas de l’Amérique latine, cela nous permet de comparer les manifestations sociales au Chili et de les lire de manière heuristique par rapport à ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région au cours des dernières décennies (en Argentine, au Brésil, en Colombie, au Pérou). Les cadres nationaux, aussi importants soient-ils, « gagnent » à être interprétés depuis un horizon heuristique plus ample.

L’Amérique latine a longtemps été pensée comme une société duale. Deux mondes, un pôle moderne et un pôle à la marge, et leurs relations de colonisation, d’exploitation ou d’indifférence. A cette représentation s’est substituée, dans les dernières décennies, celle d’une Amérique latine comme étant une société de classes moyennes. Aujourd’hui, je pense que l’Amérique latine commence progressivement à s’écarter des imaginaires aspirationnels des classes moyennes (en termes de statuts, de consommation, d’aspirations). Progressivement, et c’est une hypothèse de travail, se consolident des classes populaires intermédiaires, ce qui implique un nouvel imaginaire de groupe, d’autres expériences et horizons de vie (l’asphyxie, la vie dure, l’inconfort, les critiques sur la croissance, etc.). La prise de conscience de la question environnementale participe également à cette réorientation progressive de l’imaginaire collectif et des antagonismes sociaux.

Ce qui me paraît essentiel, c’est l’expansion de l’expérience de l’asphyxie partagée par différentes classes sociales. Hormis des groupes très aisés (le fameux 1%), le sentiment d’asphyxie pour des raisons économiques, dû aux rythmes de vie, aux frustrations, aux pressions et aux contrôles, se répand progressivement dans tous les groupes sociaux. Le résultat ? La suffocation, j’insiste, devient une expérience commune partagée par un nombre croissant d’acteurs sociaux. Ce sentiment est un apport important pour affronter la transition écologique, qui ne doit pas être pensée comme une nécessité ou à partir d’un fatalisme, mais comme une opportunité de transformer des modes de vie insatisfaisants et étouffants.

Eduardo Canteros : Danilo, vous dites par exemple que « pour pouvoir comparer, il faut tenir compte de la structure économique des lieux de comparaison, qu’il s’agisse de régions, de pays ou de macro-régions », vous avez également parlé de la nécessité de prendre en compte la structure sociale des pays, notamment les classes populaires intermédiaires. Dans ce contexte mondial où l’on compare de plus en plus fréquemment les systèmes éducatifs, les systèmes fiscaux, les politiques publiques et/ou les politiques sociales, quelles sont, selon vous, les principales précautions à prendre en compte avant de considérer une comparaison comme étant valide ?

Danilo Martuccelli : Le problème de ces comparaisons, Eduardo, c’est qu’elles se structurent à partir de réponses et pas à partir de questions. Il existe un film de Woody Allen, (je ne me rappelle jamais lequel) dans lequel un personnage dit : « oui oui, bien-sûr, c’est ça c’est la solution. Mais rappelle-moi quel était le problème ? ». L’important c’est la question. Lorsque l’on compare, l’objectif consiste à problématiser d’une manière différente. En revanche, tout ce qui fait référence au benchmarking (la comparaison des systèmes éducatifs, des systèmes fiscaux, etc.) part de l’hypothèse qu’il existe quelque part des « bonnes pratiques » dont nous devrions tous nous inspirer. Le benchmarking serait associé à une sorte d’horizon généreux, qui nous permettrait d’apprendre les uns des autres. Mais, le plus souvent, il ne s’agit que d’une nouvelle forme du vieil impérialisme : les modèles de certains pays (développés) sont diffusés dans d’autres pays. Le travail de benchmarking se fait au moyen d’un ensemble d’indicateurs généralement très rigides et fermés. Au contraire, toute pratique authentique de la comparaison doit avoir comme horizon la reproblématisation. L’important n’est pas de chercher des indicateurs, mais de penser l’effort de décentrement dans le but de reproblématiser certaines questions, pour voir les choses d’une autre manière. Pour revenir à Woody Allen, la solution m’intéresse moins que les problèmes.

Je reviens à la question des classes moyennes. Lorsque l’on mène des entretiens dans différents pays, on constate que la notion de classe moyenne qu’ont de nombreux acteurs ne correspond absolument pas aux classes moyennes « existantes », mais à celles des acteurs aisés. La référence est toujours celle des « middle class », y compris la white middle class des États-Unis dans les années 60, d’un niveau de vie et de consommation très élevé qui existe de moins en moins aux États-Unis en ce qui concerne les classes moyennes. Si on appréhende les classes moyennes par les statistiques, c’est-à-dire celles proches du revenu médian, il est évident que ces individus ont une vie comportant de nombreuses difficultés, frustrations et préoccupations, ce qui les éloigne de cet imaginaire de la classe moyenne. Dans ce contexte, la comparaison nous invite à reproblématiser la stratification sociale et ses imaginaires - c’est ce que l’on peut tenter de faire avec la notion de classe populaire-intermédiaire. Derrière la crise de l’imaginaire de la classe moyenne, de nouvelles demandes sociales et d’autres défis économiques et écologiques sont formulés.

Cette exigence est très éloignée du Benchmarking et des indicateurs promus par les organismes internationaux et leur mode de gouvernance. Le travail social est l’un des domaines les plus gangrénés par ces logiques d’évaluation comparative. Sans aucun doute cela appauvrit la compréhension autant que ça efface l’imagination des questions. L’imagination politique existe lorsque les problèmes sont reconsidérés et non lorsque les solutions sont censées exister. Voilà ce qu’est la comparaison : produire des outils heuristiques pour ouvrir les boîtes noires et essayer de penser différemment.

Irene Pochetti : En référence à votre livre Les sociétés et l’impossible, puis à l’image très évocatrice de Don Quichotte, quels messages pouvons-nous donner aux étudiants en travail social confrontés aux limites du pensable, du réel ?

Danilo Martuccelli : Il existe une lecture très profonde de Don Quichotte proposée par le romancier russe Vladimir Nabokov. En analysant le Quichotte, il a montré que, contrairement à ce que véhicule l’image célèbre de la lutte contre les moulins à vent, le roman raconte quarante grandes aventures dans lesquelles vingt fois cela se termine mal, mais vingt fois cela se termine bien. L’impossible est plus élastique que nous le supposons souvent et la (mal)chance de nos actions est quelque chose d’infiniment complexe. Je crois que c’est une conclusion pleine d’espoir pour une activité aussi donquichottesque [15] que le travail social.



[1] Danilo Martuccelli est Professeur de Sociologie à l’Université Pars Descartes, France. Il est membre du laboratoire CERLIS et membre senior de l’Institut Universitaire de France.

[2] Entretien réalisé en novembre 2021.

[3] Docteur en Architecture et Etudes urbaines, Enseignant chercheur, Departement du Travail Social, Université Alberto Hurtado.

[4] Docteure en Sociologie, enseignante-chercheure au LIRTES, Univ Paris-Est Créteil, IUT Sénart Fontainebleau.

[5] Les Etas-Uniens (Ndt).

[6] Systèmes de concentration des travailleurs paysans dans les propriétés terriennes (Ndt)

[7]Terre « attribuée » par un propriétaire terrien à un indigène pour qu’il la travaille au bénéfice du propriétaire, forme de servage en Equateur (Ndt

[8] Embauche forcée (Ndt)

[9] Des multinationales (Ndt)

[10] Lors des guerres d’indépendance Ndt.

[11] Commission économique pour l’Amérique latine, Ndt.

[12] Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, Ndt.

[13] Le modèle privé de capitalisation individuelle pour la retraite (Ndt).

[14] Au cours du mouvement social au Chili qui s’est amorcé en octobre 2019, la Plaza Baquedano, une place centrale de Santiago communément appelée Plaza Italia, a été renommée Plaza Dignidad (place de la Dignité) par les manifestants (Ndt).

[15] Danilo Martucelli utilise le terme de « quijotesca », qui pourrait être traduit littéralement par « donquichottesque », c’est un adjectif entré dans le langage courant qui signifie idéaliste, utopique, chimérique (Ndt).